Le Vin des vendangeurs Ils débouchaient...
Robert Margerit, Le Vin des vendangeurs, Éditions Colbert, 1946, p. 285-287.
Ils débouchaient devant le pâté de constructions brunes, basses, difformes, aux toits de tuiles couverts d’un pelage de lichens, groupées à hue et à dia autour d’une cour irrégulièrement pavée de gros cailloux entre lesquels sinuaient des lacs de purin.
Un relent de fumier, mêlé à une odeur de fumée et de lait sûri, flottait dans la salle sombre où les parents de Jeanine attendaient leur visiteur. C’était à la fois la cuisine, la salle à manger, l’atelier et une chambre.
Luttant avec le remugle de la demeure, un parfum violent et vulgaire émanait de la sœur de Jeanine : une brunette de seize ans, maigrichonne, à la chevelure enduite de brillantine. La mère, ancienne blonde flétrie de couperose, offrait des symptômes du goitre fréquent en Limousin. Ses fils lui devaient leurs chairs bouffies. Seule d’eux tous, la grand-mère, sèche et hautaine, avec ses regards d’épervier, avait de l’allure. Et quand son fils arriva des granges, Philippe comprit d’où provenait la race de Jeanine. Son père n’était pas blond comme elle, mais au contraire d’un brun décisif, les cheveux d’un noir brillant, longue moustache de Tartare, la peau du cou cuite, épaisse, profondément engravée de rides ; néanmoins, dans son visage franc de contours, précis comme celui de sa mère, se retrouvait cette même fermeté de dessin qui donnait à Jeanine son charme. Dans leur personne à chacun d’eux — le père et la fille — régnait une naturelle aisance de princes paysans.
Jeanine, sa mère et sa sœur, servirent une « flaugnarde » avec du cidre pétillant, brun, sucré comme le champagne, et l’on réussit à obtenir de la grand-mère qu’elle contât. Philippe avait lu des études sur les traditions du « lébérou » ou loup-garou, du "drac", des « eschantis » — âmes des enfants morts sans baptême — dont la crédulité paysanne peupla jadis les chemins creux, les bois, les prés, le bord des ruisseaux, la nuit ; mais il n’avait jamais entendu raconter ces histoires. La vieille parlait des esprits comme de choses indubitables. Elle évoquait « lou drac » : le diable, ou les « lébérous » — qui enfermés dans leur peau de bête, doivent, chaque nuit, pendant sept ans, courir sept paroisses pour y semer le malheur — exactement comme on cite l’orage ou la grêle. Dans cette rustique salle d’où le jour se retirait et où la voix caillouteuse de l’aïeule prenait une singulière force suggestive, la poésie de ces créatures mythiques qui répondaient aux besoins romanesques de l’âme populaire, étonna Philippe.
À propos de Le Vin des vendangeurs
Bien qu’il soit paru en 1946, Le Vin des vendangeurs a été conçu et ébauché beaucoup plus tôt. Dans ce roman d’apprentissage qui se déroule à Limoges, l’accent est mis principalement sur deux jeunes étudiants qui cherchent leur voie, Sylvain Lazare dans la peinture et Philippe Mora dans l’écriture. On retrouve ainsi avec intérêt les deux facettes de Robert Margerit qui oscilla entre ces deux passions.
Parallèlement se poursuit leur « éducation du cœur et des sens » auprès de personnages féminins qui annoncent les romans à venir : la femme mûre, « païenne et intelligente », la jeune femme vénéneuse et exclusive, mais aussi la jeune fille encore candide qui promet un bonheur simple.
Localisation
Également dans Le Vin des vendangeurs
-
Ils prirent le petit chemin...
Robert Margerit
1946Ils prirent le petit chemin du Trou du Loup, qui serpente entre des vergers, des jardins palissadés, des enclos où paissaient des vaches,…
-
Ils sortirent...
Robert Margerit
1946Ils sortirent ensemble. Un soleil pâle se glissait à travers les rues embuées. Toutes les perspectives étaient bleues. Les toits de tuiles y…
-
La nuit tombait...
Robert Margerit
1946La nuit tombait ; l’atelier n’était pas éclairé ; simplement une ampoule cachée sous le socle d’une grande bombonne transformée en aquarium, répandait…
-
Le mois de décembre...
Robert Margerit
1946Le mois de décembre est souvent doux et beau, en Limousin. C’était le cas, cette année-là. Toute la campagne, blonde, rousse, autour des raies de ses…
-
Ses fenêtres donnaient...
Robert Margerit
1946Ses fenêtres donnaient sur la rue du Clocher ; on pouvait à tout moment plonger dans un incessant flux et reflux de gens qui, pendant douze heures,…
-
Ils les rattrapèrent...
Robert Margerit
1946Ils les rattrapèrent sur la place de la Motte. Le quart après dix heures sonnait à Saint-Michel. Un peu de brume embuait la plongeante perspective…
-
Il sortit...
Robert Margerit
1946Il sortit. Bertin lui courut après pour lui proposer de dîner tous les deux aux “Mille Colonnes”. « D’accord, dit Philippe : à huit heures ». Il…
-
À l’Évêché...
Robert Margerit
1946À l’Évêché, Adry et lui s’assirent sous les tilleuls, en face du bassin. Un vent léger faisait voler en brume le panache du jet d’eau. L’ancien palais…