Vies minuscules Il avait beaucoup neigé...
Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard « Folio », 2008, p. 129-130.
Tous les droits d’auteur de cette œuvre sont réservés. Sauf autorisation, toute utilisation de l’œuvre autre que la consultation individuelle et privée est interdite.
Il avait beaucoup neigé cette année-là ; il ne neigeait plus, mais de lourdes congères égalisantes, érodantes comme le temps lui-même et comme lui grisâtres, estompaient les déclivités de ce pays déclive. Quand, vers Faux-la-Montagne, nous abordâmes le plateau de rocs effondrés et de sapins démâtés sur lequel les nuages rapides toujours fomentent quelque perte, ce plateau désastreux auprès de quoi le vieux Saint-Goussaud même paraît riant, les congères s’épaissirent encore : la base des rocs s’y perdait, leur vieille colère y rendait les armes, et, maugréeuses sous la vermine des lichens, plus naufragées encore que devant, leurs quilles renversées flottaient sur cette mer sale arrêtée sous un ciel sale. [...]
La ferme des Bakroot, que nous nous fîmes indiquer, était un peu à l’écart du village et quasiment dans les bois, au lieu-dit le Camp des Merles : une demeure naine de mangeurs de patates sous l’éternel colosse gris ; la neige des toits fondait, goutte à goutte ; en face, de l’autre côté de la route, un modique abri maçonné, d’un gris navrant avec des affiches conviant à des bals donnés dans des bleds aux noms impossibles, indiquait un arrêt d’autobus. Je pensai que c’était là que s’arrêtait le car rouge et bleu des dimanches, et qu’un tout jeune au menton narquois en bondissait pour aller en découdre avec sa vieille histoire, l’aînée de ses aventures ; je pensai aussi que vraisemblablement ils étaient souvent allés ensemble, à pied, au bal à Soubrebost, au Monteil-au-Vicomte, marchant côte à côte et s’éloignant le samedi après la soupe sur cette route-là, en costard les efflanquant et laide cravate, coude à coude et parfois s’effleurant mais sans se regarder, d’un pas brusque et irascible, jusqu’à l’arrière-salle de bistrot sinistrement pimpante et endimanchée, secouée comme en un rêve fiévreux par un cuivre et un accordéon, où ils apparaissaient en même temps dans la porte [...]
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L’œuvre et le territoire
Dans la nouvelle « Vies des frères Bakroot », Pierre Michon revient sur les années de pension au lycée de Guéret, ce « haut bâtiment où des briques éteintes alternent avec des granits [qui] perdait superbement le noir de ses ardoises dans le ciel noir » et sur la rencontre avec les Bakroot.
Les Bakroot : deux frères, dissemblables au possible, réunis, par delà la mort, par les illustrations d’un livre de Kipling, vieil objet de dispute.
À propos de Vies minuscules
Pierre Michon fait irruption dans le paysage littéraire en 1984, avec la publication chez Gallimard de son premier ouvrage, Vies minuscules, ensemble de huit portraits, se répondant l’un l’autre, évoquant le départ d’une terre rude, la disparition, la mort, dépeignant, en les magnifiant, des personnages « simples » connus et transfigurés par l’auteur.
Localisation
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